Quand on possède le goût des gens exceptionnels, on finit toujours par en rencontrer partout. LAYA J.

- Vodka pur, le nouveau...

Le serveur disparut derrière le comptoir. Aralbad pris place. L'habituel table derrière le paravent, du côté où le mur n'avait pas de fenêtre. L'habituel, il y était souvent. Son passe-temps en quelque sorte, vu qu'il n'avait du temps qu'à cela. Le frère d'Albus était en vacances, le nouveau réapparu et posa un verre de Vodka pur sur la table de bois. Du vieux bois, on voyait les marques, les entailles de couteau laissé par le temps et l'histoire.

Jamais le barman ne lui avait posé les questions sur son histoire. Jamais il ne s'était demandé pourquoi il venait seul, dès que le temps lui permettait. Aralbad n'aurait pas répondu. L'histoire appartient au passé. Sa vie, ceux qui l'ont traversé, ceux qui l'ont quitté. Passé et enterré. Le nouveau ne connaissait rien, il n'était pas oppressant non plus. L'ambiance changeait juste, c'était malheureux.

Volkov remercia d'un signe de tête avant d'avaler une grande gorgée de son breuvage. On n'oublie pas d'où on vient. Il reposa l'alcool fort, pris sa tête entre ses mains. Épuisante, cette journée. Épuisante.

A quelques mètres du paravent, Laya se trouvait également seule à sa table. Même si, pour les vacances, l'ambiance du pub était beaucoup plus sûre et conviviale, elle regrettait l'ancien décorum où elle appréciait de ne jamais se faire juger pour un mot plus haut que l'autre, où elle apprenait un langage des plus colorés et où elle découvrait des physionomies hors du commun. Certes, elle pouvait maintenant se commander un bon jus de pomelles sans se faire regarder de travers par une peuplade crasseuse. Mais bon... au moins, ça en faisait déjà quelques uns qui la remarquaient...

Depuis quelques jours, son père lui racontait que, sur les ondes moldues, le succès du moment était Mary Hopkin, avec une reprise d'une chanson folklorique russe qu'elle avait connu presque par coeur, il y a fort longtemps. Comment commençait-elle déjà...

- Once upon a time, there was a tavern
Where we used to raise a glass or two...

Elle s'étonna elle-même de savoir chanter aussi juste. Juste pour voir si elle arrivait à tenir la suite, elle s'efforça d'imiter les inflexions de la chanteuse.

Cette voix... C'était la première fois qu'il l'entendait. Personne ne chantait dans cette taverne, en même temps. Il y avait eu, il y a bien longtemps, certaines chanteuses de renoms qui étaient passé par Pré-au-lard, c'était bien fini ce temps. Ce village... Il était perdu, sans intérêt sauf pour les élèves de Poudlard qui croyaient encore à sa magie. Londres était bien plus vivante, plus appréciable... De la musique à chaque coin de rue, les lumières éblouissantes de la ville, la nuit surtout. La pluie qui traversait les imperméables, les belles demoiselles dans leur longue robe rouge, en direction des cabarets les plus prisés...

Aralbad déplia légèrement le paravent. Discret, il fallait qu'il soit. Les yeux fermés, il tendit l'oreille en repliant ses mains l'une dans l'autre contre sa tempe droite. Il se voyait pianoter les touches du vieux piano, celui qu'il aimait tant dans le coin de Londres où la haute société l'écoutait, venu pour siroter des verres à la taverne du "Vieux Tonneau" où dansaient les plus belles femmes de Londres. Il se voyait jouer "The way you look tonight" du vieux moldu de Fred Astaire.

- Remember how we laughed away the hours
And dreamed of all the great things we would do... continua t-il, l'esprit rêveur.

D'une traite, il termina sa vodka - c'est comme ça qu'on la boit, chez ses ancêtres... Et d'un claquement sec, il reposa le verre vide.

Quelque part à sa droite, une voix masculine compléta son couplet. Une voix qu'elle trouva lasse, très triste, et sonnant fort juste. Elle baissa les yeux avec un sourire, comme si elle venait de recevoir un compliment injustifié. Le refrain montait un ton plus haut, mais comme la rythmique de la chanson à ce moment lui plaisait assez, elle la continua, tout en prenant garde toujours à ne pas se faire remarquer. La voix inconnue formait un duo fort agréable avec elle.

- Those were the days, my friends
We though they'd never end
We'd sing and dance forever and a day...

Pour l'une des rares fois de sa vie, elle n'était pas la seule à connaître une obscure référence. Pour une fois dans sa vie, elle se sentait accompagnée par une voix qui allait dans la même direction qu'elle. Et elle sentait son âme s'en réchauffer.

Lasse, très triste, les mots justes. Nostalgique aussi. Un homme qui a connu Londres, la belle vie. Pré-au-lard, à côté, ce n'est rien. A Londres, il l'avait elle. Helena...

Il posa ses mains sur son front, écoutant cette voix sur laquelle il n'arrivait pas à remettre un visage. Son ton, c'était quasiment le même que toi, pensa t-il... Une boule au ventre se forma et c'est d'une voix forte qu'il poursuivit avec plaisir la suite de cette merveilleuse mélodie, lui rappelant tant de choses. Son enfance, c'était l'une des préférées de sa mère. Helena, aussi... Tu l'avais chanté, celle-ci...

- We'd live the life we choose
We'd fight and never lose
For we were young and sure to have our way...

Il emmena son bras loin sur la table et posa son front sur le bois frais. Laya pouvait apercevoir sa main. Une main forte, vieillie par le temps et musclée par les années de piano qu'il avait exercé. Son passé était même encré dans son allure.

- Helena... murmura t-il.

Aralbad releva la tête, surpris par le contact du parchemin entre ses longs doigts - comme des serres d'oiseau. Il retourna le morceau de papier pour lui permettre de le lire. Un sourire en coin naquit sur ses lèvres. Un visage inconnu, sans aucun doute. Jamais il n'avait entendu pareille voix. Elle ne devait pas être une habituée de sa boutique.

Il déplia d'un geste le paravent et s'adossa contre le mur de pierre, un bras sur la table, l'autre accoudé sur le dossier de sa chaise. Sa chemise blanche entrouverte laissait apparaitre un pendentif en forme de lune accroché à son cou. Peu le savait, il avait également ce signe d'encré dans son épaule.

Il se passa une main sur le visage. Sans sourire, juste neutre, il hocha la tête en direction de la jeune chanteuse.

- Mademoiselle... Nul un inconnu, Aralbad Volkov, pour vous servir. Permettez moi de complimenter cette voix que vous avez poussée tout à l'heure, juste et gracieuse. Époustouflante...

Sa propre voix était rythmée par un accent russe très léger qui lui venait de ses parents.

Elle ne comprit pas grand chose à son nom. Et même si elle lui avait demandé de le répéter, ça aurait été de même. Il avait quelque chose dans les pomettes qui n'était pas britannique, ce que lui confirma son accent. Soudainement noyée dans le flot chaud et profond de son timbre de voix, elle se revit quelques années en arrière, emmitouflée dans un cape de fourrure blanche et serrée entre ses parents, regardant avec de grands yeux émerveillés les chants et danses de ceux qui ont "un peu" bu, dans ce chalet russe, en plein tempête de neige. Le sourire qui fleurit sur son visage résultait de ce souvenir, et non du compliment. Car les compliments, elle n'avait jamais réussi à les croire.

- Monsieur, j'ai grand peine à croire ce que vous m'affirmez. Je ne faisais que fredonner insouciamment. Si cet air a éveillé en vous quelque mauvais souvenir, je m'en excuse platement... tovarich.

"Camarade". Ce qui était pratique au pays des soviets, c'est l'immédiate proximité des gens. Entre tous ces gens si solidement charpentés se donnant du tovarich toutes les minutes, Laya avait adoré être adoptée de suite en tant que nouvelle camarade.

L'homme avait le regard embué et l'attitude défraîchie. Peut-être venait-elle d'adresser la parole à un pilier de bar basique. Mais l'élégance passée de son costume et quelque chose de noble dans son maintien la détrompa.

Quelques mauvais souvenirs... Que des bons, au contraire. Un passé envoutant. De la nostalgie brillait dans son regard vide, et la nostalgie est une sorte de manque. Les mauvais souvenirs ne nous manquent pas.

Les yeux grands ouverts, le regard perdu dans le dos noir d'un homme au comptoir, Aralbad fit une grimace qu'il ne vit pas venir. Regardant ensuite la jeune fille, il secoua la tête pour effacer de sa mémoire ses moindres images qui lui faisaient perdre le sens de la réalité.

Tovarich... Maintes et maintes fois il avait entendu son père le dire au fil des conversations qu'il entretenait. A Londres, ses parents avaient trouvé un quartier plus russe que d'autres. Un bar, russian rassemblement où chacun pouvait parler sa langue sans le soucis de compréhension. Une vraie famille...

- Point d'excuse à avoir, jeune fille. Cet air... Souvenir de cette jeunesse passée... Passons. Dites moi dont votre nom, mademoiselle, que j'ai l'honneur dans le futur de pouvoir clamer au monde que moi, pauvre Aralbad Volkov, j'ai eu la chance de rencontrer cette grande dame que vous deviendrez...